Logo Aurore

Fisheries : une histoire en queue de poisson

Hind Dekkar
Photo : Pêcheurs de la Quebec Fisheries. Société d'histoire de Senneterre.
Publié le 22 septembre 2025 par Hind DekkarPhoto : Pêcheurs de la Quebec Fisheries. Société d'histoire de Senneterre


Senneterre, octobre 1931. Un incendie se déclare chez William Kervin, propriétaire de la Commercial Fisheries Company. Les flammes ont vite fait de ravager la demeure, mais heureusement, les dommages ne sont que matériels. En fait, la maison a été déserté quelques temps auparavant… son propriétaire, sentant probablement le danger, s’est évanoui dans la brousse.

Au début du XXe siècle, l’Abitibi suscite un grand intérêt pour ses richesses naturelles. Le territoire attire de plus en plus de prospecteurs, d’industriels et d’entrepreneurs, pour qui les possibilités de développement semblent infinies. L’arrivée du chemin de fer dans la région accélère ce mouvement, et mène à la création de ville champignons… comme Senneterre, qui accueille ses premières familles en 1914.

Alors que la région attire surtout l’attention pour son potentiel minier, un groupe d’investisseurs montréalais a d’autres ambitions. Le territoire au nord de Senneterre – l’Eeyou Istchee Baie-James actuel – regorge de lacs et de rivières riches en poissons. Il faut dire que la demande est forte : le Canada est en guerre. Les politiques de rationnement imposent l’économie de la viande pour les soldats. Le gouvernement développe les réseaux de commerce du poisson, et multiplie les campagnes promotionnelles pour inciter les ménagères à l’intégrer au menu du foyer.

Serait-ce ce qui a poussé ce groupe d’investisseurs à déployer leurs efforts vers le Nord ? Impossible de le savoir. Quoi qu’il en soit, en 1917 la Nottaway Fisheries Company est fondée. Dès lors, des bateaux de pêche commerciale sillonneront les alentours de Senneterre, la rivière Bell, les lacs Matagami, Quévillon, Waswanipi…

Au fil des ans, la Nottaway Fish compte 70 hommes à son service et acquiert 17 bateaux, chaloupes et chalands. Les rivières étant parsemées de rapides, des systèmes de chariots sur rails et de poutres – les polltracks – sont installés sur les sites de portage, afin d’y faire transiter les cargaisons de poisson… et même les bateaux en entier ! Le poisson est ramené aux entrepôts de Senneterre, empaqueté et expédié au Sud. Les affaires semblent prospérer, puisque qu’au fil des ans, la Nottaway Fish aurait opéré jusqu’à 200 embarcations et exporté ses produits jusqu’à Chicago.

Au début des années 1920 toutefois, et pour des raisons obscures, la Nottaway Fisheries Company fait faillite… puis renaît sous le nom de Quebec Fisheries. C’est probablement à cette époque qu’un certain William « Bill » Kervin reprend les opérations. L’entreprise a de grands projets : Kervin souhaite développer des routes terrestres vers la rivière Bell et le lac Matagami, pour faciliter le transport et la pêche. Il multiplie les annonces en ce sens et les représentations auprès d’hommes d’affaires et politiciens régionaux.

Pour des raisons aussi nébuleuses, la Quebec Fish fait faillite vers 1928, mais renaît cette fois sous le nom de la Commercial Fisheries & Transport. Toujours aux mains de Kervin, l’entreprise s’est dotée d’un avion Junker et œuvre aussi dans le transport de matériel sur le territoire Abitibien. En 1931 l’entreprise possède 5 navires et 21 petites embarcations, une forge, une fabrique de chaloupes, deux scieries et plusieurs campements. Ses affaires semblent bien rouler... Mais voilà qu’un soir d’octobre 1931, la maison de Bill Kervin est la proie d’un incendie aux origines suspectes. Son propriétaire a quitté la ville en catimini, sentant la soupe chaude… et suite à des menaces.

Le public découvre alors que la cinquantaine de pêcheurs à l’emploi de la Commercial Fish n’ont pas été payés depuis 3 mois. Kervin a filé à l’anglaise et l’entreprise est aux mains de ses créanciers. Les pêcheurs, originaires du Québec, de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick, nient avoir un lien avec l’incendie et sont sans le sou.

Les liquidateurs refusent de payer leurs salaires : ils doivent d’abord saisir et revendre les biens de la Commercial Fish avant de rembourser les employés. La tâche s’annonce bien longue : les biens en question sont éparpillés sur un territoire allant de Senneterre, aux lacs Matagami, Waswanipi, en passant par le rapide des Cèdres. Le maire de Senneterre réclame au Comité de secours contre le chômage un soutien pour les pêcheurs… mais le gouvernement lui renvoie la balle. C’est la crise économique, les besoins sont grands partout, pour tout le monde. On somme plutôt la ville de d’assumer les frais de ces hommes jusqu’à ce qu’ils trouvent un emploi… qui sont rares par les temps qui courent.

Les bateaux de la Quebec Fisheries au rapide Kiask, près de Rapide-des-Cèdres (près de l’actuelle Lebel-sur-Quévillon), 1927Photo : Société d’histoire et de généalogie de Val-d’OrLes bateaux de la Quebec Fisheries au rapide Kiask, près de Rapide-des-Cèdres (près de l’actuelle Lebel-sur-Quévillon), 1927

En novembre, les pêcheurs se révoltent. Ils prennent d’assaut l’entrepôt de la compagnie en déroute pour empêcher la livraison de l’avion Junker à ses liquidateurs. Cet empêchement d’exécuter les ordres de la Cours est porté devant le Procureur, qui somme le gouvernement de soutenir financièrement ces hommes et de leur payer le retour dans leurs foyers. Il met toutefois en garde les pêcheurs : toute autre action empêchant la saisie des biens leur vaudra l’intervention armée de la milice. Leur salaire leur sera versé à la liquidation des biens de la compagnie…qui débute finalement 7 mois plus tard.

Atelier de construction de bateaux, SenneterrePhoto : Société d'histoire de SenneterreAtelier de construction de bateaux, Senneterre

Bill Kervin ne semble pas avoir remis les pieds à Senneterre. Quant aux chômeurs floués, on en sait bien peu sur eux et sur la manière dont ils ont traversé la crise. L’histoire de cette époque où les chalands remontaient la rivière Bell reste encore à écrire. C’est donc en queue de poisson qu’elle prend fin.

Par Marie-Claude Duchesne, directrice-archiviste à la Société d’histoire de la Baie-James.